Le Bouton Mute

Traduction officielle du Chapitre 5 de la série « The Story of Us » du blog Wait But Why par Tim Urban.

Ceci est le Chapitre 5 d’une série. Si vous découvrez la série, visitez la page d’accueil de celle-ci pour une table des matières complète.

Chapitre 5 : Le Bouton Mute

Jusqu’ici, nous avons beaucoup parlé du Primitive Mind (Esprit Primitif) et du Higher Mind (Esprit Supérieur), et de l’étrange tension qu’ils créent dans nos têtes. Dans ce chapitre, nous allons un peu dézoomer et intégrer deux nouveaux personnages dans notre popote.

Le premier n’est pas tout à fait un personnage inédit – c’est la résultante de l’interaction Primitive Mind et du Higher Mind : le « Inner Self » (Soi Intérieur).

Le Soi Intérieur est le produit de la lutte entre le Primitive Mind et le Higher Mind. À tout moment, la façon dont le Soi Intérieur pense et ressent, ce qu’il croit, ses valeurs et ses motivations, sont le reflet de l’état de cette lutte. Pour les besoins de ce chapitre, nous ne nous intéresserons qu’au Soi Intérieur dans son ensemble.

Le deuxième personnage est quelqu’un dont nous n’avons pas parlé, mais que nous connaissons tous bien.

Le « Outer Self » (Soi Extérieur).

Le Soi Extérieur est le corps humain dans lequel vit le Soi Intérieur. L’état du Soi Intérieur détermine le comportement du Soi Extérieur – où il va, comment il agit, avec qui il passe du temps, ce qu’il dit, ou ne dit pas. Le Soi Extérieur n’est donc pas vraiment une entité indépendante – mais plutôt un genre de gros robot contrôlé par le Soi Intérieur, bien installé dans un petit cockpit à l’intérieur de sa tête.

Revenons encore une fois sur le concept d’émergence et réfléchissons à son fonctionnement avec les cerveaux.

Votre cerveau est un géant constitué d’un réseau de 100 milliards de neurones. Seul, un neurone ne peut pas faire grand-chose.

C’est la capacité des neurones à communiquer entre eux – à exporter des informations par leurs axones et à en importer par leurs dendrites – qui leur permet de s’élever sur la Tour d’Émergence et de se combiner en un seul système de pensée bien plus performant que la somme de ses parties :

Le même phénomène se produit quelques étages plus haut, à l’échelle de l’humain. Un rassemblement de personnes qui ne communiquent pas n’est rien de plus qu’une flopée de cerveaux individuels dans un même endroit.

Si le langage est si magique, c’est parce qu’il permet aux cerveaux individuels de se connecter, comme les neurones, pour former un système de pensée plus grand. Si le Moi Intérieur d’un humain est comme un neurone, la capacité du Soi Extérieur à s’exprimer est comparable aux axones d’un neurone, et sa capacité à voir ou à écouter l’expression des autres lui confère des dendrites.

Ces canaux permettent à des cerveaux humains individuels de se réunir pour former un cerveau communautaire plus important.

Les humains peuvent former des cerveaux de toutes tailles, en fonction du nombre de personnes communiquant entre elles.

Il n’y a pas de limite à la masse du cerveau dans laquelle peuvent se fondrent les humains. Dans les sociétés humaines, de vastes réseaux de commérages interconnectés, avec l’aide des outils de diffusion de masse1permettent à des milliers de cerveaux de se connecter rapidement, transformant d’énormes fractions de nos sociétés en systèmes de pensée géants.

En théorie, avec une communication suffisamment importante, un pays entier comptant des millions de personnes pourrait devenir un colossal cerveau national.2

Grâce à la magie de la communication, la pensée humaine peut parcourir la Tour de l’Émergence de haut en bas.

La façon dont nous pensons est un sujet majeur de cette série, et dans les prochains chapitres, je présenterai un certain nombre d’outils pour nous aider à réfléchir à la pensée. Ensemble, ces outils constitueront une grande partie du nouveau langage que nous travaillons à développer.

Le premier outil est un simple Spectre des Idées.

Le Spectre des Idées nous donne un moyen visuel de représenter tout une variété de pensées sur un sujet donné. Comme par exemple pour une question politique :

Ou une éventail d’opinions :

Pour des questions binaires, nous pouvons attribuer deux couleurs au Spectre des Idées et l’utiliser pour examiner différents « degrés de certitude » :

Bien sûr, le Spectre des Idées est un outil plutôt rigide – il est linéaire et unidimensionnel – et la plupart des modes de pensée sont plus complexes et comportent plusieurs dimensions simultanément. Mais la plupart de ces mondes peuvent aussi être explorés grossièrement sur un simple spectre d’idées – et, pour nos besoins, simplifier à l’extrême les domaines de la pensée par le biais de spectres individuels peut nous aider à y voir plus clair. Nous allons utiliser beaucoup de spectres d’idées dans cette série, et comme nous le faisons, n’oubliez pas de les prendre avec des pincettes comme une version simplifiée de la réalité.

Quelque que soit le spectre d’idées considéré, ce qu’une personne pense, croit, ou formule en terme d’hypothèses représente la « position » de son Soi Intérieur sur le spectre.3

Et puis rajoutons un peu de couleurs au cerveau représentant le Soi Intérieur, afin d’exprimer sa croyance sur le sujet :

Pour visualiser comment nous pouvons utiliser le Spectre des Idées, visitons un petit pays de 1 000 personnes appelé Hypothetica, peuplé de citoyens qui réfléchissent à un sujet – qu’on appellera Sujet X. En confondant ensemble les Soi Intérieurs colorés de tous les Hypothéticiens, nous pouvons appréhender ce que chacun pense du Sujet X.

Sympa. Seul problème, c’est que cette image ne nous dit pas grand-chose. Pour comprendre ce que les Hypothéticiens pensent vraiment du Sujet X, donnons à nos cerveaux l’apparence de petits cercles, et empilons-les sur le Spectre des Idées.

Beaucoup plus intéressant. Nous pouvons aplanir tout ça en un seul objet dont la hauteur représente le caractère commun de chaque point de vue le long de ce spectre d’idées. Nous pouvons le baptiser la Pile des Pensées.

La Pile des Pensées est une représentation visuelle de ce que le pays ressent à propos du Sujet X. À elle seule, la Pile des Pensées n’est pas comme un géant et ne résulte pas de l’émergence. N’oubliez pas : le phénomène d’émergence est constitué de nombreuses petites parties qui se rassemblent en une entité plus grande, qui est plus que la somme de ses parties. La Pile des Pensées représente un grand groupe de points de vue individuels, tous isolés les uns des autres comme une pile de neurones déconnectés, égale à la somme exacte de ses parties. C’est pourquoi une Pile des Pensées seule se trouve toujours au même niveau que le simple « animal » de la Tour d’Émergence – c’est juste un grand groupe d’éléments à ce niveau.

Pour véritablement grimper cette Tour d’Émergence et devenir un cerveau commun plus grand, les neurones doivent communiquer entre eux. C’est là que le Soi Extérieur entre en jeu.

Le Soi Extérieur a également une place sur le spectre d’idées – un emplacement qui représente ce qu’une personne affirme publiquement à propos d’un sujet.

On peut aussi colorer leur tête. La couleur de la tête du Soi Extérieur représente le point de vue qu’une personne exprime sur le Sujet X.

Nous pouvons symboliser à la fois la représentation du Soi Intérieur et du Soi Extérieur :

Les deux éléments de ce symbole peuvent avoir un code couleur. La couleur du cerveau indique ce que la personne pense intérieurement – la couleur du cercle correspond à ce qu’elle dit à l’extérieur.

Lorsqu’une personne est authentique et dit ce qu’elle pense vraiment, son Moi Intérieur et son Moi Extérieur se trouvent au même endroit sur le spectre d’idées.

Ainsi, ici, les deux éléments de notre symbole sont de la même couleur, ce qui permet aux pensées du Soi Intérieur de transiter sans entrave à travers le Soi Extérieur et de se présenter au monde.

Lorsqu’un groupe de personnes disent toutes ce qu’elles pensent, leurs cerveaux se connectent comme des neurones qui communiquent entre eux.

De même, lorsque les citoyens d’Hypothética expriment activement leur opinion sur le Sujet X, leurs Soi Intérieurs s’interconnectent en un gigantesque réseau de réflexion.

Mais le réseau est-il vraiment un cerveau géant ?

La plupart du temps, les Hypothéticiens communiquent par petits groupes de deux, cinq ou dix personnes. Ce qui veut dire que c’est plus un ensemble de groupes qui coexistent qu’un seul système de pensée :

Bien sûr, les gens se rencontrent dans de multiples cercles, de sorte que les idées nées dans des discussions en petits groupes peuvent être véhiculées dans d’autres discussions en petits groupes. Mais pour penser comme un seul grand cerveau, les Hypothéticiens doivent être capables d’avoir une pensée plus coordonnée à l’échelle du système.

C’est là qu’intervient la diffusion de masse.

À Hypothetica, il y a ce grand journal national, Hypothetica Quotidien, que presque tous les Hypothéticiens lisent. Et il y a le légendaire Colisée d’Hypothetica, où la masse des Hypothéticiens se rassemble pour entendre les discours des principaux leaders d’opinion du pays ou pour assister à des émissions-débats où des comédiens interviewent les célébrités d’Hypothetica. Chacun des districts d’Hypothetica possède également son propre journal local et son propre petit hôtel de ville pour les événements locaux.

Ces forums permettent à certains individus d’exprimer leurs pensées à des centaines de personnes en même temps. Habituellement, les idées qui circulent le plus souvent dans les petites conversations d’Hypothetica finissent par trouver leur chemin sur ces grandes scènes.

Nous pouvons représenter ces plateformes avec un mégaphone. La couleur du mégaphone représente le point de vue qui est exprimé à travers lui. Et plus le mégaphone est grand, plus l’audience est importante.

Hypothetica, en tant que petit pays, a deux principaux échelons de mégaphone : national et local. Au-dessous de ces paliers se trouvent les étages inférieurs, composés de centaines de conversations de groupe, et le rez-de-chaussée, composé d’un millier d’esprits individuels.

Ces niveaux se nourrissent tous les uns des autres. De nouvelles idées naissent dans les esprits individuels et dans les conversations de groupe, et les idées les plus brûlantes s’élèvent dans les grands forums, où elles sont discutées et débattues parmi des centaines de personnes. Ce qui se dit sur les grandes scènes alimente de nouvelles conversations aux niveaux inférieurs et de nouvelles idées dans l’esprit des membres individuels du public.

Chacun des niveaux joue un rôle important – mais c’est la capacité du mégaphone à connecter simultanément ces masses de cerveaux ensemble qui forme un tout. Les chaînes de diffusion de masse se fraient un chemin à travers les petits interstices du cerveau d’Hypothetica, apportant une unité aux discussions de la nation qui transforme un millier de personnes en un seul système de pensée.

Parmi toutes les idées qui circulent, lesquelles aboutissent à la distribution de mégaphones ? Voyons comment cela pourrait fonctionner avec le Sujet X en transformant nos différentes échelles en un axe d’expression vertical, qui complèterait un spectre d’idées horizontal.

En théorie, chaque idée parcourant un spectre pourrait être exprimée extérieurement à chaque niveau de l’axe d’expression.

Mais pour qu’expression devienne communication, il faut la participation de celui qui exprime et de celui qui l’écoute – elle requiert de l’attention. Et l’attention est une ressource limitée. Les plateformes de mégaphones sont des entreprises, et pour rester à flot, elles ont besoin d’idées présentées pour susciter un niveau d’intérêt suffisant. Certaines personnes aiment écouter une grande variété de points de vue, mais dans l’ensemble, les gens ont tendance à vouloir entendre des personnes partageant les mêmes idées. La Pile des Pensées peut donc être un bon indicateur du niveau d’attention accordé à chaque point de vue sur le Sujet X.

Plus le niveau est élevé, plus les diffuseurs doivent s’adresser à un public large, donc plus ils rechercheront des idées qui suscitent un grand intérêt :

Dans le cas du Sujet X, seuls les points de vue les plus courants dans la gamme du bleu au violet peuvent obtenir beaucoup de temps d’audience au sein du journal national et du Colisée. Les idées moins courantes dans les zones vertes ou rouges n’attirent pas l’attention nationale, mais elles ont un public suffisamment important pour être diffusées dans les journaux locaux et les mairies. Les idées encore plus marginales sont discutées au sein des petites communautés, et les idées les plus marginales en jaune et orange attirent rarement l’attention en dehors des tables rondes de ceux qui y croient.

Ce phénomène signifie que toutes les idées du spectre ont un palier d’expression – la plus grande scène qui puisse lui donner du crédit, compte tenu de l’intérêt qu’il suscite. Les paliers d’expression des idées du Sujet X sont mis en évidence ci-dessous.

En reliant les points de ces paliers, nous obtenons une ligne qui correspond assez bien au sommet de la Pile des Pensées.

C’est une ligne cruciale que nous appellerons la Courbe de Discours. Nous allons examiner beaucoup de Courbe de Discours dans cette série, alors faisons en sorte qu’elle soit belle.

La Courbe de Discours est ainsi parce qu’elle nous indique la limite majorante du « volume » avec laquelle chaque point de vue est exprimé sur un spectre d’idées donné – « volume » se référant dans le cas présent à la taille de la plus grande scène sur laquelle l’idée est exprimée de manière uniforme. Alors que la Pile des Pensées nous permet de visualiser ce que le Moi Intérieur d’une population pense d’un sujet, la Courbe de Discours nous montre ce que son Moi Extérieur exprime sur le sujet.

(Petite précision pour éviter toute confusion : l’axe y de la Pile des Pensées et la Courbe de Discours sont similaires, mais pas exactement identiques. L’axe y de la Pile des Pensées est le nombre de personnes qui pensent à chaque point de vue, tandis que l’axe des y de la Courbe de Discours est la taille de la scène sur laquelle chaque point de vue est exprimé – la manière dont chaque point de vue est exprimé publiquement – ce qui est souvent, mais pas toujours, en corrélation avec le nombre de personnes qui expriment ce point de vue. Une exception serait un point de vue dont tout le monde parle en privé mais, parce qu’il s’agit d’un sujet sensible, reste tabou dans les grands forums publics. Une telle situation donnerait une faible valeur à la Courbe de Discours, même si le nombre de personnes parlant de l’idée est élevé).

Avec un sujet sur lequel tout le monde dit librement ce qu’il pense, la forme de la Courbe de Discours à propos de ce sujet se situe pile poil au sommet de la Pile des Pensées. Les choses auxquelles les gens pensent le plus finiront également par être dites sur les plus grandes plateformes, et les points de vue marginaux seront relégués aux plateformes marginales.

Prise isolément, la Pile des Pensées n’est que le potentiel d’un cerveau géant. Ce n’est que lorsqu’elle se trouve sous la Courbe de Discours qu’une Pile des Pensées s’illumine de couleur, entraînant l’activation d’une pensée de plus haute importance.

Vous vous rappelez du grand géant orange de la Partie 1 ? Celui qui est contrôlé par des ficelles ? Eh bien, lorsque les cerveaux individuels d’un géant humain peuvent communiquer librement entre eux, le géant lui-même se réveille, développant la capacité de penser par lui-même.

Alors que la Pile des Pensées nous montre ce que les individus pensent, la Courbe de Discours nous montre ce que le géant pense. Et lorsque les deux sont alignés, la réflexion du géant est parfaitement claire.

Ce qui est formidable. À moins que vous ne soyez un dictateur.

Lorsque les Lumières sont arrivés, le pays classique ressemblait à ça :

Déchoir le spectacle du dictateur nécessitait de contrôler l’histoire à laquelle votre géant croyait. Ce qui signifie que vous ne vouliez vraiment pas que votre géant soit capable de penser par lui-même. Parce qu’un géant qui peut penser par lui-même pourrait assez rapidement faire ça :

C’est pourquoi le mot préféré d’un dictateur est :

Du point de vue d’un individu, la censure est le contrôle sur ce peuvent dire les gens. Et en tant que Soi Intérieur, c’est ce que nous pensons généralement que la censure est. Mais d’un point de vue plus élevé sur la Tour de l’Émergence, la censure est le contrôle de ce qu’un géant peut penser. Pour un géant, la censure est le contrôle de l’esprit.

Une chose que je n’ai pas mentionnée, c’est qu’Hypothetica est un régime dictatorial totalitaire, dirigé par le méga tyrannique Roi Moustache.

Ce n’est pas que le Roi Moustache veuille exercer un contrôle mental universel sur son géant Hypothetica. Dans la plupart des cas, le roi Moustache se fiche de ce dont les gens parlent. Mais pour les sujets sensibles, comme par exemple les droits des classes inférieures, la représentation d’un pays rival, ou la perception d’événements historiques, c’est une toute autre histoire. Ce n’est pas que les dictateurs veulent empêcher le géant de penser à ces sujets : c’est qu’ils veulent contrôler exactement ce que le géant pense.

Et dans ce cas, il s’avère que le Sujet X est en fait « Les opinions sur le Roi Moustache » – ce qui est un sujet aussi sensible que le Roi Moustache peut l’imaginer.

Lorsque le Roi Moustache examine ce spectre, il voit un certain nombre de points de vue très incommodes. Il ne peut pas faire grand-chose contre la Pile des Pensées, car il ne peut pas contrôler ce que les gens pensent, mais il peut faire quelque chose à propos de la Courbe de Discours.

Il fait donc exactement ce que les Johnson ont fait quand ils voulaient contrôler Moochie : il installe une clôture électrique. Il fait un ensemble de lois à toute épreuve pour s’assurer que certains points de vue, s’ils sont suffisamment exprimés publiquement, entraînent immédiatement l’emprisonnement ou l’exécution.

Selon la politique du roi, toute personne qui émet un point de vue désapprouvé sur une tribune publique – une célébrité, un journaliste, un politicien – est rapidement éliminée par la barrière de la censure. Pour les points de vue particulièrement gênants à l’extrême gauche du spectre, la clôture électrique menace même ceux qui les expriment dans un cadre plus privé, car le gouvernement engage des taupes secrètes au sein des communautés pour dénoncer les blasphémateurs. Il suffit généralement de quelques bonnes représailles publiques des transgresseurs de la loi pour générer un silence généralisé, car la clôture de censure devient rapidement la nouvelle Courbe de Discours pour ce sujet. Les zones de silence de la Pile des Pensées la désactivent, faisant dégringoler la Tour de l’Émergence pour ne plus fonctionner comme une entité de plus haute importance.

Les mégaphones ne pouvant pas refléter les véritables idées de la Pile des Pensées au sein des masses, Hypothetica perd sa capacité à fonctionner comme un cerveau géant – du moins sur ce sujet. Les idées censurées, bien que toujours répandues, ne peuvent pas se développer, évoluer ou gagner de l’importance. C’est exactement ce que veut le Roi Moustache.

En attendant, au-delà de l’interdiction de ce qui ne peut être dit, la clôture électrique met également l’accent sur ce qui devrait être dit. Sur les grandes plateformes, en particulier, les points de vue préférés du roi sont maintenant répétés ad nauseam – recevant une couverture médiatique beaucoup plus important que ce que la Pile des Pensées justifierait normalement.

La censure transforme une seule région formée par une Pile des Pensées et une Courbe de Discours alignées en trois régions, générant deux « écarts de censure ».

Les politiques de censure doivent être mises en place par la force au début, mais une fois en place, elles ont tendance à y rester. En effet, lorsqu’une population ne peut pas communiquer avec elle-même, elle devient moins lucide sur le plan communautaire. Lorsque les gens ne disent pas ce qu’ils pensent, la véritable forme de la Pile des Pensées devient une hypothèse. Les fausses hypothèses sur le sentiment des citoyens n’ont aucun moyen d’être corrigées, et tout le monde commence à devenir un peu dingue.

Examinons de plus près pourquoi. Lorsque, pour une raison ou une autre, ce que quelqu’un dit est différent de ce qu’il pense vraiment, son Soi Intérieur et son Soi Extérieur se trouvent à des endroits distincts sur le Spectre des Idées.

Le Soi Extérieur diffusant des croyances différentes de celles du Soi Intérieur, les idées du Soi Intérieur se cachent dans la tête d’une personne, isolée du monde extérieur.

Du point de vue du cerveau commun, où chaque esprit humain individuel est un neurone unique, c’est comme si les axones des neurones avaient été détournés, ce qui met fin à toute véritable communication neuronale.

L’effet global de cette mesure est incroyablement puissant. Sous la poigne de fer du Roi Moustache, presque personne n’ose dire ce qu’il ne faut pas dire – cela n’en vaut pas la peine. En regardant notre diagramme de réseau, nous pouvons voir que tous les cercles du Soi Extérieur ont maintenant pris la couleur préférée du roi, mettant en quarantaine les autres couleurs en toute sécurité dans le crâne de chaque « neurone » humain et les empêchant d’entrer dans le réseau plus large.

Et le fait est qu’aucun Hypothéticiens ne peut voir ce que nous voyons ici. Nous regardons ici une coupe transversale de la tête de chacun, montrant à la fois ce qu’ils pensent et ce qu’ils disent. Mais dans le monde réel, ce que les gens pensent est imperceptible – la seule information que nous avons sur le point de vue des autres est ce qu’ils disent à haute voix ou font à l’extérieur. Ainsi, pour tout Hypothéticien, leur société ressemble à ceci :

Donc, si vous êtes cette personne…

… Bien que vous soyez entouré d’une grande diversité de pensées, vous pourriez très bien supposer que vous êtes la seule personne à penser ce que vous pensez, et que le cerveau de la nation ressemble à cela :

En l’absence de sondages anonymes (que le Roi Moustache a interdit il y a longtemps), la Pile des Pensées est invisible pour les citoyens. Tout ce qu’un citoyen peut voir, c’est la forme de la Courbe de Discours, qu’il suppose souvent à tort être la forme de la Pile des Pensées.

Bien entendu, même les politiques de censure les plus effrayantes ne sont pas hermétiques.

Mais une politique de censure n’a pas besoin d’être hermétique pour atteindre son objectif. Si vous pouvez empêcher les idées d’atteindre les plateformes d’expression de niveau supérieur, vous les mettez en quarantaine dans des petites poches isolées. Car si les gens sont honnêtes entre eux en privé, tout en respectant les règles de la censure en public, ils donnent l’impression à tous les autres d’avoir les opinions préférées du roi.

Le fait de limiter l’expression des points de vue interdits à de petits groupes empêche les points de vue de véhiculer et de prendre de l’ampleur dans le grand cerveau du géant national.

Sur le lo.ng terme, les politiques de censure génèrent le type de boucle auto-entretenue (et là il faut le lien de l’image du Chapitre 3) dont nous avons parlé dans la première partie. L’absence d’idées interdites dans les conversations extérieures permet d’endoctriner facilement les enfants et les adultes influençables afin qu’ils croient réellement aux points de vue préférés du dictateur.

Dans son TED Talk, Yeonmi Park, qui a grandi en Corée du Nord et s’est échappée, explique : « En grandissant en Corée du Nord, nous avons vraiment cru que notre cher Leader était un dieu tout-puissant qui pouvait même lire mes pensées. J’avais même peur de penser en Corée du Nord ».4

Lorsque la Courbe de Discours est mise en place de force pendant suffisamment longtemps, la Pile des Pensées elle-même commence à se rapprocher de sa forme.

Pour toutes ces raisons, de tous les biens d’un dictateur, le plus précieux est son bouton « mute » (mode silencieux).

En faisant taire certaines idées, le bouton mute empêche le géant d’avoir de mauvaises pensées. Et lorsque vous pouvez contrôler les pensées d’un géant, vous pouvez contrôler les actions du géant.

Dans les Jeux de Pouvoir, quelqu’un tient généralement un bouton mute au-dessus de votre tête, délimitant votre discours à l’aide de clôtures électriques. Et dans la plupart des cas, la seule façon pour une population de se réapproprier le pouvoir de la libre pensée collective est d’essayer de désarmer le dictateur de son gourdin. Ce sont les deux options des Jeux du Pouvoir : le silence ou la violence.

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Les Lumières ont été très fortement anti-bouton mute. Et les Américains nouvellement libérés avaient l’intention de faire de leur jeune pays une zone sans bouton mute, ce qui était expressément stipulé dans le Premier Amendement en 45 mots du Bill of Rights :

Le Congrès ne fera aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant le libre exercice de celle-ci, ou restreignant la liberté d’expression ou de la presse, ou le droit du peuple à se réunir pacifiquement et à demander au Gouvernement de répondre à ses doléances.

Si l’on se réfère au groupe plus large des libertés du Premier Amendement, on constate que la notion américaine de liberté d’expression se résume à seulement dix mots :

Le Congrès ne doit faire aucune loi restreignant la liberté d’expression.

Le Congrès n’érigera pas de clôtures électriques. Le Congrès n’exercera aucun contrôle mental sur le géant. Le Congrès ne fera pas de bouton de bouton mute.

Ces dix mots fondamentaux signifient que tout discours, quel qu’il soit, est toujours légal et protégé. Enfin, pas de discours d’aucune sorte – rappelez-vous le Principe du Préjudice :

Chacun peut faire ce qu’il veut, tant que cela ne nuit à personne d’autre.

La liberté d’expression fait partie de notre cercle vert des droits (lien vers l’image du chapitre précédent) – la partie de la déclaration qui dit que « chacun peut faire ce qu’il veut ». Mais dès lors qu’un discours porte préjudice à quelqu’un d’autre – une fois que vous avez franchi le cercle rouge et violé ses droits inaliénables – il devient un discours restreint et n’est plus légal.

Alors, quand il s’agit de notre liberté de « faire valdinguer nos poings » dans ce que nous disons, qu’est-ce qui constitue exactement le fait de frapper le nez de quelqu’un d’autre ? Le gouvernement utilise des termes spécifiques pour définir ce qui constitue un discours nuisible et donc restreint. Comme[footnote2]Voici un PDF assez complet sur la restriction de la liberté d’expression. Wikipedia fait également un bon résumé, avec les principales affaires judiciaires pertinentes répertoriées comme sources.[/footnote2] :

  • Incitation – par exemple, crier « au feu » dans un théâtre bondé pour déclencher une débandade
  • Paroles qui induit le combat – pas la violence en soi, mais un discours qui vise à inciter à la violence chez les autres
  • Diffamation – dire publiquement des choses intentionnellement fausses sur quelqu’un, qui peuvent nuire à sa réputation de manière – appelée « libelle » lorsqu’elle est écrite et « calomnie » lorsqu’elle est prononcée
  • Parjure – mentir sciemment sous serment
  • Extorsion – utiliser de quelque forme que ce soit le chantage pour forcer quelqu’un à se conformer à vos souhaits
  • Publicité mensongère – par exemple, mentir sur les caractéristiques d’un ordinateur que vous vendez
  • Plagiat de matériel protégé par le droit d’auteur – publier les mots ou l’art de quelqu’un d’autre comme s’il s’agissait des vôtres
  • Obscénité – par exemple la masturbation publique
  • La pornographie enfantine – Okay c’est bon on a compris

En outre, en tant que droit du cercle vert, la liberté d’expression sur une propriété privée reste soumise aux règles du propriétaire. La liberté d’établir ses propres règles sur sa propre propriété se supplante à la liberté d’expression, de sorte que vous pouvez être réduit au silence ou même expulsé d’un espace privé si vos idées ne sont pas partagées. Dans les espaces publics, en revanche, votre liberté d’expression l’emporte sur la liberté de quelqu’un d’autre de souhaiter que vous la fermiez.

Mais en dehors de ces cas spécifiques, la parole n’est presque jamais illégale. Aux États-Unis, il est assez difficile de se faire envoyer en prison pour quelque chose que vous dites.

Lorsque le Premier Amendement a été ratifié en 1791, un droit aussi large à la liberté d’expression était très peu commun au reste du monde. Même dans les pays relativement libéraux à l’époque, la liberté d’expression était beaucoup plus restreinte – il était illégal en Angleterre à l’époque, par exemple, de critiquer publiquement le gouvernement.

Le Premier Amendement était une révolution pour le Soi extérieur. Que ce soit dans les discours ou dans toute autre forme d’expression légale, vous ne pouviez plus être puni par le gouvernement pour avoir été à l’extérieur ce que vous étiez à l’intérieur. Avec les « neurones » humains du pays capables de se connecter librement, l’organisme américain ressemblerait beaucoup plus à un être humain géant avec un esprit propre qu’à un gros monstre géant orange débile contrôlé par des ficelles.

Mais comment des millions de citoyens, qui ont des opinions très diverses, souvent en furieux conflit les uns avec les autres, fonctionnent-ils en pratique comme un seul cerveau ? Comment le cerveau forme-t-il des opinions ? Comment apprend-il de nouvelles choses ? Comment prend-il des décisions concrètes et comment change-t-il d’avis ?

Nous allons explorer tout cela dans le dernier Chapitre de la Partie 2.


  1. Internet deviendra un jour le nec plus ultra de l'élaboration de cerveaux géants – mais nous y arriverons plus tard dans la série.

  2. Parce que je suis un taré, l'image ci-dessous est en fait composée d'un million de minuscules petits cerveaux. Cliquez dessus pour la voir en haute résolution.

  3. Une autre simplification extrême, car la croyance d'une personne recouvre la plupart du temps toute une gamme du spectre, pas un seul point. Il y a aussi une toute autre dimension qui concerne la qualité de la croyance, qui n'est pas visualisée ici. Nous reviendrons sur cette nuance plus tard dans la série.

  4. Ça m'a retourné. Je ne peux pas imaginer ce que cela doit faire à la psyché des gens de ne même pas se sentir en sécurité dans leur propre tête.

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